Des approches pour la conception d’un scénario

Par Frédou

Des facettes d’une même histoire

L’écriture d’un scénario de Jeu de Rôles Grandeur Nature est un exercice très différent de l’écriture d’un scénario de Jeu de Rôles sur table et tout aussi différent de l’écriture d’un scénario de film ou de livre. Leurs difficultés, leurs pièges résident dans des aspects bien distincts. Parce que leurs finalités n’ont rien en commun, les techniques et les savoir-faire mis en œuvre vont considérablement diverger.

Chaque année, je vois des gens rêver d’adapter les « Dix petits nègres » ou tout autre récit, en Jeu de Rôles Grandeur Nature. Ma réponse est toujours la même : ce que l’on attend d’un GN n’est pas ce que l’on attend d’un roman ou d’un film. Une belle histoire littéraire ou cinématographique ne fait pas un scénario ludique de GN. Avant de se lancer, il faut bien comprendre ce que l’on cherche à faire et en quoi c’est différent de ce que l’on connaît par ailleurs.

Un scénario de livre ou de film est une histoire que l’auteur détermine jusque dans les moindres détails de son déroulement. L’histoire est narrée du prologue à l’épilogue, de l’introduction à son dénouement. L’auteur cherche à construire une narration qui accroche le lecteur/spectateur d’un bout à l’autre d’une histoire qu’il va intégralement subir, avec éventuellement un message ou une morale.

Un scénario de Jeu de Rôles sur table est déjà fort différent d’une histoire romancée. Son déroulement et sa progression ne sont pas déterminés à l’avance. Nul ne sait la direction que le scénario va réellement prendre. Le Meneur de Jeu connaît les grandes lignes et le détail des différents constituants (personnages, décors,…) mais l’action est soumise en permanence aux décisions des joueurs. Pour autant, la narration du Meneur comme mécanisme de jeu sérialise le déroulement du scénario et assure que rien ne se fasse réellement en parallèle. Le MJ a un regard permanent et donc une forme de contrôle sur l’évolution du scénario. Au final, on peut dire qu’il n’y a dans ce jeu qu’une seule façon de percevoir le déroulement de l’histoire.

En Jeu de Rôles Grandeur Nature, non seulement le déroulement précis du scénario est non-déterminé, soumis aux joueurs, mais le mécanisme de jeu théâtral leur permet de jouer de façon indépendante, permanente et parallèle. L’organisateur n’a plus aucun contrôle direct sur l’évolution d’un jeu qui se passe avant tout entre les joueurs. L’action se déroule totalement librement devant lui ou même ailleurs. Du fait que l’action s’éparpille dans l’espace du jeu et se joue en parallèle, la vision de chaque joueur, comme celle des organisateurs, est réduite à un seul angle de vue très restreint : leurs propres yeux. Si la perception est limitée, il en va de même de leur compréhension des événements. Si l’on prend pour référentiel un joueur, on va suivre une histoire. Si l’on prend un autre joueur, on va suivre une autre histoire, subtilement ou totalement différente. Un scénario de GN a autant de facettes, autant de façon de le percevoir que de joueurs. Et c’est là toute la difficulté de l’écriture de cette forme de jeu.

Un scénario ne doit pas proposer une simple histoire à dérouler, mais autant de facettes d’une même histoire qu’il y a de joueurs, des facettes que le joueur est toujours libre de faire progresser à sa guise, qui se vivent toutes en parallèle, et qui prisent isolement, doivent être toutes aussi passionnantes les unes que les autres. Ecrire un scénario de GN ce n’est pas écrire une simple histoire mais écrire une histoire à 10, 20, 30 (ou plus) facettes totalement ouvertes, qui s’emboîtent, qui s’entremêlent. Le GN n’est ni un récit, ni une énigme, ni un jeu de piste, c’est un jeu d’interactions de personnages, ludique et immersif, dont la réussite dépendra de ce que chacun vive au cours du jeu quelque chose d’exceptionnel.

L’approche globale ou « mécanique »

C’est la méthode la plus naturelle, la plus intuitive, souvent utilisée pour une première approche de la scénarisation. C’est aussi la plus rapide et la plus facile, car elle s’applique de façon mécanique. On part d’une idée globale du scénario (la trame générale parfois décomposée en plusieurs morceaux). On construit une liste de personnages (par exemple par archétypes). On relie chaque personnage à la trame globale. On imagine quelques intrigues ou enjeux secondaires que l’on découpe et que l’on colle sur la trame majeure. On ajoute des interactions, des informations, etc. Le synopsis d’un tel scénario peut s’écrire extrêmement rapidement. On commence par l’approche la plus globale et au fur et à mesure, on découpe, on précise et on relie les choses entre elles.

Exemple un peu caricatural :
Approche globale : « c’est une vente aux enchères dans laquelle se retrouvent quantités d’espions qui se disputent certains trucs. » On découpe : « donc, il y a des espions américains, russes, français, des sectes anciennes et secrètes,… Les objets disputés sont un rituel ancien pour la secte, les plans d’un truc révolutionnaire pour les espions… ». On stéréotype : « l’un des personnages est un scientifique, un autre médecin, un dandy,… ». On colle des intrigues : « donc le scientifique américain est le petit fils de l’autre. La danseuse russe est amoureuse du lord anglais. Le dandy français est bien sur Arsène lupin. » Et on rédige le tout. Ça se pond en quelques heures.

Cette méthode a cependant bien des défauts si l’on n’y prend pas garde et donne généralement des scénarii assez pauvres.

Le premier défaut c’est la tentation d’écrire un scénario et des personnages « sans âme », si on applique cette technique trop froidement, notamment en construisant les intrigues et les personnages de façon générique, c’est à dire en collant bout à bout des intrigues indépendantes, un peu au hasard. En soit, ça n’empêchera pas le jeu de fonctionner, mais le collage d’intrigues bateaux trop indépendantes les unes des autres saute aux yeux. Ce n’est pas très plaisant pour le joueur. Il a l’impression d’avoir un perso artificiel, rattaché par force à des intrigues, sinon creux, sans saveur, sans grand intérêt, secondaire ou parfois archi-vu. Bref, tout ça, ce n’est pas très prenant.

Le second défaut de cette méthode et le plus important, est de ne pas construire des situations de jeux passionnantes. En écrivant par une approche exclusivement globale, on a construit l’enchevêtrement du scénario sans penser à la façon dont il sera perçu par chaque joueur. La facette dont je parlais au premier paragraphe est un peu le fruit du hasard, la perception sous un angle d’une construction dessinée globalement. Or, ce qui semble le plus intéressant pour obtenir la plus grande qualité de jeu est justement de s’assurer que chaque joueur va vivre une aventure passionnante, que chaque facette soit en elle-même une histoire véritablement prenante, unique, exceptionnelle.

L’approche terminale ou « artistique »

C’est plutôt l’approche des scénaristes expérimentés. Ici, on ne cherche pas à construire une trame globale et à la préciser. On change de référentiel en commençant au contraire par les nœuds terminaux que sont les personnages. On se fiche donc dans un premier temps de la liste complète des personnages. On se fiche de la trame principale, de la cohérence des intrigues, des intrigues en elles-mêmes. On liste des « situations de jeux », des « interactions » que l’on cherche à créer, des sensations, des émotions que l’on veut faire ressentir aux joueurs. On pense à la perception du joueur (la facette) avant tout autre aspect du scénario. On recherchera seulement après une intrigue qui permette d’intégrer les éléments que l’on a imaginés. L’intrigue se construira à partir de cela, en cherchant à assurer pour chaque joueur que le déroulement du scénario « vu par lui » sera passionnant.

Exemple: Je veux que le personnage soit plongé dans un profond mystère, qu’il soit inquiet, qu’il ait même peur, qu’il se pose tout un tas de question. Donc, je m’imagine une scène où le joueur se réveille pratiquement nu sur une salle d’opération avec un gros mal de crâne et des souvenirs (son background) en forme de cauchemars, des souvenirs flous et une phrase qui revient tout le temps en leitmotiv « Tic Tac, c’est l’heure ». Il a du sang partout sur lui. Il y a des organes découpés sur une petite table. Il ne sait pas où il est. Il a froid, il cherche des vêtements. Voila en quelques mots, une situation de jeu qui sera fabuleuse à vivre pour le joueur, qui va lui faire ressentir tout un tas de sensations. On se fiche pour l’instant, du pourquoi et du comment, on le trouvera plus tard. On va chercher ainsi des centaines de situations, d’émotions, de choses que l’on veut faire vivre au sein de jeu, tout en respectant la thématique que l’on a choisit. Je veux qu’un joueur bien vivant annonce qu’il a été tué. Je veux qu’un personnage se retrouve par un déguisement ou un quiproquo à tenir la place d’un autre. etc.

Le grand intérêt de cette méthode, c’est de réfléchir en pensant à ce que va réellement vivre le joueur, en cherchant à le faire vibrer par les situations de son personnage en jeu. On ne construit plus un scénario sous la forme d’une histoire littéraire où l’on colle des joueurs, mais on conçoit des éléments prenants pour chaque joueur que l’on utilisera comme les briques d’un scénario, qu’il faudra assembler de façon cohérente.

L’assemblage est un très long travail. On cherche des briques qui nous plaisent et puis on les retourne dans tous les sens à la manière d’un Tetris pour arriver à constituer un empilement cohérent tandis que l’approche globale consiste à dessiner au fur et à mesure les briques de la bonne taille, mais des briques bien plus fades. Avec l’approche terminale, on ne se satisfait jamais d’une idée trouvée, on la laisse mûrir, on la laisse se développer en la regardant sous tous les angles, pour la positionner toujours au mieux au sein du scénario.

Si l’on veut qu’un personnage vive un beau rebondissement, on va par exemple imaginer qu’il découvre progressivement qu’il n’est pas celui qu’il croit être, et l’on va partir de cette idée là avec des centaines d’autres pour en déduire une histoire et des personnages. Non l’inverse. Dans ce sens, on peut fabriquer pour tous les joueurs, quelque chose qui sera, pour chacun, générateur de jeu et d’émotions, c’est à dire, passionnant à vivre.

Manger la banane par les deux bouts

Souvent, on utilisera une combinaison des deux méthodes, en cherchant d’abord des situations de jeux, des idées terminales, tout en les assemblant progressivement dans une trame plus globale. On avancera alors ni totalement en descendant du nœud global, ni totalement en montant d’un nœud terminal, mais en alternance de l’un à l’autre. Ca amène à réécrire énormément. La trame globale va en permanence changer pour répercuter les nouvelles idées, mais le final est quelque chose qui n’a rien à voir avec l’application froide de l’approche mécanique.

L’évaluation des facettes

Au cours de l’écriture, il est impératif de se glisser tour à tour dans chaque personnage, de se forcer à percevoir l’histoire de sa façon à lui, d’estimer ce qu’il a à faire au cours du jeu, de l’imaginer découvrant ce qu’il y a à découvrir, d’imaginer ses interactions avec les autres, sa marge de manœuvre, etc. L’expérience de jeu est à cette fin indispensable. Un bon scénariste sait ainsi évaluer ce qui est bon et ce qui ne l’est pas pour le jeu, car il sait ce qu’il vivrait et ressentirait dans cette situation. En faisant ce travail, on évalue la facette de l’histoire associée à ce personnage, et l’on peut mesurer qualitativement son implication et ses perspectives de jeu. Si ce n’est pas le cas, il est toujours temps de le reprendre. C’est en tout cas la meilleur façon d’éviter les « scénarii-récits », écrits en oubliant la perspective propre à chaque personnage.

Un scénario est une histoire à facettes, il faut changer de référentiel en permanence pour l’observer de tous les angles possibles (la vue de chaque personnage au cours du jeu), et évaluer l’état de la construction.